Blaise Pascal: un savant mystique du XVIIe siècle!
Le 19 août 2012, la France commémora les 350 ans de la mort de Blaise Pascal. Du génie scientifique qui s’est révélé très tôt par son Traité des sons qu’il a écrit à l’âge de douze ans et la première machine à calculer qu’il a inventé à dix-neuf, à la nuit de « feu », où il a la vision de l’ordre et des plans divins de la chute à la rédemption, qui était-il vraiment ? Pour les chrétiens, Blaise Pascal est à la fois l’homme du « pari » et également celui de la querelle de Port-Royal. Dès lors quels liens Pascal avait-il avec l’Église ? Que combattait-il ? Quelles actualités ont aujourd’hui ces querelles ? Quid aujourd’hui de cette « grâce divine », seule en mesure selon Pascal de convertir les coeurs et de les ramener à la foi pure des premiers chrétiens ? Pour y répondre, Laurence Devillairs, philosophe et directeur littéraire aux éditions du Seuil et Gérard Ferreyrolles, professeur de littérature à la Sorbonne.
le Mémorial
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L’an de grâce 1654
Lundi 23 novembre jour de saint Clément pape et martyr
et autres du martyrologe.
Veille de saint Chrysogone martyr et autres.
Depuis environ dix heures et demie du soir jusques
environ minuit et demi.
________________________ FEU _______________________
Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob,
non des Philosophes et des savants.
Certitude. Certitude. Sentiment, Joie, Paix.
Dieu de Jésus-Christ.
Deum meum et Deum vestrum.
Ton Dieu sera mon Dieu.
Oubli du monde et de tout hormis Dieu.
Il ne se trouve que par les voies enseignées dans l’Evangile.
Grandeur de l’âme humaine.
Père juste, le monde ne t’a point connu, mais je t’ai connu.
Joie, Joie, Joie, pleurs de joie.
Je m’en suis séparé. _______________________
Dereliquerunt me fontem aquae vivae.
Mon Dieu, me quitterez-vous ? ______________
Que je n’en sois pas séparé éternellement.
______________________________________________________
Cette est la vie éternelle qu’ils te connaissent seul vrai
Dieu et celui que tu as envoyé J.-C.
Jésus-Christ _____________________________
Jésus-Christ _____________________________
Je m’en suis séparé. Je l’ai fui, renoncé, crucifié.
Que je n’en sois jamais séparé ! ________________
Il ne se conserve que par les voies enseignées dans l’Evangile
Renonciation totale et douce
Soumission totale à Jésus-Christ et à mon directeur.
Eternellement en joie pour un jour d’exercice sur la terre.
Non obliviscar sermones tuos. Amen.
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La découverte de ce document nous est rapportée par l’Oratorien Pierre Guerrier – ami de la famille de Pascal et proche de Port-Royal, auteur de la deuxième copie des fragments des Pensées : « Peu de jours après la mort de M. Pascal [19 août 1662], un domestique de la maison s’aperçut par hasard que dans la doublure du pourpoint de cet illustre défunt, il y avait quelque chose qui paraissait plus épais que le reste, et ayant décousu cet endroit pour voir ce que c’était, il y trouva un petit parchemin plié et écrit de la main de M. Pascal, et dans ce parchemin un papier écrit de la même main : l’un était une copie fidèle de l’autre. Ces deux pièces furent aussitôt mises entre les mains de Madame Périer [Marguerite, nièce de Pascal, fille de sa sœur Gilberte] qui le fit voir à plusieurs de ses amis particuliers. Tous convinrent qu’on ne pouvait pas douter que ce parchemin, écrit avec tant de soin et avec des caractères si remarquables, ne fut une espèce de Mémorial qu’il gardait très soigneusement pour garder le souvenir d’une chose qu’il voulait avoir toujours présente à ses yeux et à son esprit, puisque depuis huit ans [le Mémorial est en effet daté du 23 novembre 1654, soit huit ans avant la mort de Pascal] il prenait soin de le coudre et de le découdre à mesure qu’il changeait d’habits ». Le Père Guerrier date son témoignage : 1er février 1732, soit soixante-dix ans après la mort de Pascal. Il tient ces précisions de Marguerite Périer qui n’avait pourtant que seize ans quand le domestique a trouvé le parchemin, au lendemain de la mort de Pascal.
Marguerite, – la miraculée de la Sainte Epine (mars 1668) – a joué un rôle important dans le conflit avec les Jésuites et la querelle des Provinciales. Engagée aux côtés de Port-Royal, elle a peut-être tendance à magnifier un papier qui n’est en somme qu’un brouillon…
Remarquons l’expression qu’emploie ici le Père Guerrier : « … on ne pouvait douter que ce parchemin […] ne fut une espèce de Mémorial ». C’est la première fois qu’on nomme ainsi ce document. Le nom est demeuré. Il n’est pas tout à fait innocent, c’est-à-dire neutre : dans le texte même de Pascal, il est fait explicitement allusion à l’épisode biblique du Buisson Ardent (« Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob »), scène au cours de laquelle Dieu envoie Moïse en Egypte pour délivrer le peuple juif. Dans la traduction de Le Maistre de Sacy, Dieu conclut ainsi sa révélation : « C’est mon nom éternellement, c’est mon Mémorial au siècle des siècles » (Exode, III, 16). En baptisant « Mémorial » le papier de Pascal, le Père Guerrier développe ce que suggérait déjà la référence au Buisson Ardent : comme Moïse sur le mont Horeb, Pascal a rencontré Dieu la nuit du 23 novembre 1654, entre dix heures et demie et minuit et demi. Et de même que Dieu a donné mission à Moïse de délivrer les Juifs, de même Il donne mission à Port-Royal, par l’un de ses esprits les plus éminents, de régénérer l’Eglise. C’est ainsi que le seul nom de « Mémorial » oriente la lecture de ce texte énigmatique vers une interprétation mystique. La famille de Pascal – en l’occurrence Louis Périer – ira même jusqu’à dire que le « FEU » qui ouvre le texte est celui-là même du Buisson Ardent, dont la croix rayonnante – que Pascal a pris soin de dessiner en tête comme à la fin du parchemin – serait comme une image. Remarquons encore dans le témoignage du Père Guerrier cette étrange expression : « … conserver le souvenir d’une chose qu’il voulait avoir toujours présente à ses yeux et à son esprit… ». « A ses yeux » : il s’agit, dans l’esprit du religieux, non d’une méditation, mais d’une vision, donc d’un ravissement mystique. Pascal aurait effectivement été témoin de l’apparition d’une croix enflammée, et ce texte serait un document unique sur l’extase mystique, au même titre que les écrits de Jean de la Croix ou de Thérèse d’Avila. L’interprétation mystique du Mémorial est donc bien antérieure au romantisme et commence avec la découverte même du document.
Le Père Guerrier parle d’un parchemin plié qui contient un papier dont il est la « copie fidèle ». Il n’y a donc pas un, mais deux documents : l’original et sa copie, le papier et le parchemin. Henri Gouhier, dans l’étude fondatrice qu’il a consacrée au Mémorial (Blaise Pascal, commentaires, Vrin, 1971, chap. I : « Le Mémorial », p. 11-65), propose de ce fait l’interprétation suivante : Pascal a le sentiment d’apercevoir une vérité essentielle. « Certitude. Certitude. Sentiment, Joie, Paix ». D’une écriture presque illisible, il note en abrégé – sur un papier fragile qui se trouve à portée de main – le texte qui s’impose à son esprit. Puis il choisit un parchemin – plus coûteux et plus résistant – et recopie le premier jet, mais cette fois en beaux caractères calligraphiés. Mais il ne jette pas le brouillon – le « papier » – mais le conserve en l’enveloppant dans le « parchemin ». Ensuite (on ne sait quand au juste), il coud les deux documents dans la doublure de son pourpoint…