Orìgine et sens du nom des Sakalava de Madagascar
L O U I S M O L E T
Orìgine et sens
du nom des Sakalava
de Madagascar
L’INTELLIGENCE DU SENS DES NOMS LOCAUX permet une meilleure compréhension du paysage ou une interprétation plus satisfaisante de certains faits de peuplement. C’est le cas à Madagascar où, quand ils sont expliqués, les noms d’un bon nombre de peuples sont révélateurs soit de l’habitat normal, soit de faits historiques importants ayant eu un
retentissement durable sur la géographie humaine de l’île.
Certains de ces noms comme Tanala, « ceux de la forêt », Tanalàna, « ceux du sable », Tandroy, « ceux des buissons épineux », sont parlants et ne prêtent guère à discussion. D’autres, par contre, restent obscurs et sont depuis longtemps l’objet de controverses.
C’e6t l’un de ceux-ci que je veux tenter d’élucider ici. I1 s’agit du nom des Sakalava, peuple de pasteurs de bovidés qui s’étale sur les cartes sur près du tiers occidental de l’île, depuis l’Onilahy dans le sud jusqu’au-delà de Nossi-be et du Sambirano dans le nord. Son domaine traditionnel est le plus étendu de tous les peuples malgaches. Constitué en royaume, cet Etat, grâce aux profits de la traite, était encore, semble-t-il, le plus puissant de l’île il y a environ deux sièclesl.
Ce nom a fait l’objet de maintes tentatives d’explications que l’on peut ramener à deux types: celles d’ordre géographique d’un côté, celles d’ordre historique de l’autre.
A mon avis, aucune d’entre elles n’est réellement satisfaisante et c’est ce qui m’amène à en proposer une nouvelle qui entre dans le second groupe.
Une bonne revue de la question a été donnée par Raymond Decary2 en 1957, qui rappelle les principales interprétations du nom Sakalava :
Les Révérends Wlen et Lindo l’ont traduit par « les gens des longues plaines » (sakany, largeur, lavany, longuer). L’abbé Dalmond y voit une allusion à la coiffure disposée en longues tresses. Mallens le traduit par « chats longs »>
I. C. ROBEQUAIN,Madagascar ou les bases dispersées de l’Union française, Paris, 1958,pp. 100-101
2. R. DECARY, « Lesnoms tribaux malgaches », Revue de Madagascar 32 (3), 1957,pp. 21-33.
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(saka, chat, lava, long), ce quì n’a aucun sens réel. D’autres1 le rapprochent de sakaray, « les gens méfiants ». Pour Rusillon, les Sakalava pourraìent être également (< ceux quì viennent de la longue vallée et ont osé traverser toutes les rìvìères, ont fouillé la terre pour trouver des tubercules et qui ne reculaìent devant rien, toujours combattant pour ou contre quelqu’un.
L’explication donnée par A. et G. Grandìdìer – lesgens de Saka qui se sont étendus sur une longue surface de pays – se base sur le faìt que les chefs des principales familles sakalava sont venus originairement de la province d’lsaka sur la côte S.-E.2
Dans un tout autre sens, Jorgensen, et après luì Ferrand et Julìen, dont nous partageons l’opìnion, voient ìcì la corruption d’un mot bantou. Ferrand rapproche Sakalava du nom tribal Machoukouloubé ou Shukulumbue du Haut-Zambèxe.
On rappellera dans le même sens que le Père Luis Mariano, quì a le premier [1616] cìté le nom de la peuplade quì nous occupe, la dénomme Sukulambe. Ce serait alors sìmplement I’étymologìe populaìre quì aurait transformé le lambue bantou en lava malgache. Le Père Tastevìn, tout en étant d’accord pour une orìgìne afrìcaine, donne comme racine le mot différent de kalava et traduit le nom sakalava par « les vaillants, courageux et bataìlleurs »2.
Avant de critiquer ces différents arguments, citons encore quelques autres hypothèses. Le très3 distingué linguiste norvégien Otto C. Dahl a repris récemment l’explication étymologique et il expose la thèse même présentée par H. Deschamps4.
La première capitale des rois sakalava au XVI e sìècle était le village de Benge, dans le district de Manja, au bord d’un affluent du Mangoke appelé Sakalava. C’esif la rivière quì a donné son nom à la tribu et non la tribu à la rivière. Saka signife « petìte dépressìon dans la plaine où coule un ruiìsseau ou une rivière », et Iàva veut dire « long ». On peut donc traduìre le mot par « vallée longue », ce quì correspond bien au caractère de l’affluent. D’après les traditìons sakalava, c’est pendant les expédìtions guerrìères parties de Benge que le nom de la tribu s’est fixé, les guerrìers étant appelés par ceux qui les redoutaient « ceux venant de Sakalava ».5
Nous ne perdrons pas de temps à discuter d‘autres hypothèses trop fragiles, telle celle avancée par J. V. Mellis – « Sakalava, de Saka-lava, Saka: arrêté de force, Lava, loin » -, trop peu vraisemblables.
I. Par exemple, Rev. J. RICHARDSON, New Malagasy-English Dictionary, Antananarivo, I885, article « saka, sakalava ».
2. « Le premier chef sakalava venu d‘Isaka est nommé Rabararatavokoka ou Andriamahazoalina qui, après avoir demeuré quelque temps dans Ia vaIIée de I’Itomampy, s’est établi avec ses guerriers sur le bord sud du Mangoka et dans la vallée d’un de ses affluents qu’il a appelé Sakalava; sa résidence était à Inosy, à peu près à mi-chemin entre le delta du Mangoka et de Vondrove » (A. et G. GRANDIDIER, Ethnographie de Madagascar, Paris, 1908-1928, t. I, pp. 215-216, note 5 ). Cette opinion a été reprise par A. DANDOUAU et G. S. CHAPUS ,Histoire des populations de Madagascar, Paris, 1952, p. 19.
3. DECARY,op. cit., pp. 28-30.
4. H. DESCHAMPS,HHoire de Madagascar, Paris, 1gG0, p. 97.
5 . O. C. DAHL,Confes malgaches en diale8e sakalava :texte, tradu8ion, grammaire et lexique, Oslo,
6. J. V. MELLIS,Volamenae t Volafotg, Tananarive, 1938, pp. 234-235.
1968,p. 1.
Etudes de géograpbìe tropicale offertes à Pierre Gourou 343
Un nouvel examen de la question a été fait récemment par un jeune historien américain, Raymond Kent, qui consacre au royaume sakalava un chapitre de son livre Early Kìngdoms ìn Madagascar, 1500-1700 montre le peu de solidité des explications étymologiques avancées jusqu’alors et, bien que celle proposée par les Grandidier2 ait obtenu le suffrage de la plupart des auteurs postérieurs, il remarque que jamais ils n’ont pu citer une tradition des Sakalava qui attribue à ceux-ci une origine antaisaka et que,
même si beaucoup de leurs contemporains ont admis leur hypothèse, bien d’autres (Aymard, Prud‘hommes) pensaient plutôt à une origine africaine (p. 167). Kent discute également la proposition de Gabriel Ferrand4, qui rapproche le nom cité par le Père Luis Mariano et la population du Haut-Zambèze, et il écrit (p. 168) :
Alors que sans doute les Suculambes de Marìano e t les Sakalava des sources
postérìeures sont le même groupe, le rapprochement avec les Sbukulunibwe, branche des Ila de Rhodésie du Nord, e f i de loin trop aventuré – non seulement parce que des rapprochements d’un seul détaìl, en dehors de tout contexte, sont au moins risqués – mais aussi parce qu’en 1616, date rapportée pour Madagascar, ìl faudrait au mìnìmum une confirmatìon antérìeure [de l’existence du groupe] des Shukulumbwe sur le continent […] . Or rien […I ne suggère que les Shukulumbwe aient formé un peuple ou un Etat à la fîn du XVIe ou au début du XVIIe siècle.
Seulement, Kent ne propose pas d’explication. I1 se contente de reprendre les sources et termine par des considérations sur les Buky, les Maroseranana, et, d’après des enregistrements sur bandes magnétiques, sur ceux que certains de ses informateurs nommeraient « les Sakalava des Sakalava », sorte de superlatif qui n’aurait été attribué que parcimonieusement, qui ne se serait appliqué à l’origine qu’aux seuls conquérants venus du sud, par suite de la pression du clan Andrevola et de leurs sujets masikoro, et qui
n’existeraient plus (p. 193). Il semble, d‘après Kent, qu’on peut seulement conclure que ce mot aurait désigné un peuple éphémère (p. 204) :