François Noiret

Le Cahier de Tonisoa, ou le « passeur de langue »

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Le Cahier de Tonisoa transcrit la tradition ancestrale des Tetsirarake, clan mahafale de l’extrême sud-ouest de Madagascar. Le récit fait apparaître les liens originels avec les clans islamisés du sud-est et l’alliance avec les rois Maroseraña. L’originalité de la transcription est qu’elle opère, par une série de compromis linguistiques, le passage de l’oral à l’écrit dans la langue de l’école, mais sans perdre le substrat dialectal mahafale. Tonisoa fait ici œuvre de passeur de langue et d’histoire, épousant précisément la dynamique des rencontres et des métissages rapportés dans le récit.

Le texte que nous présentons ici est celui d’un cahier manuscrit rédigé en malgache par Christophe Tonisoa et traduit en français par François Noiret.

Tonisoa a transcrit en mai 2012, avec la volonté expresse de la rendre accessible à un public plus large, sa tradition ancestrale, celle que les anciens, son père, sa mère, lui ont transmise avec des techniques orales éprouvées, à la manière dont on enseigne aussi les contes. Il s’en explique en présentant le cahier et dicte le paragraphe que nous avons placé en introduction du récit.

Si Tonisoa s’est résolu à transcrire ces récits, qui sont les trésors de son clan, c’est parce qu’il sait ne plus pouvoir aujourd’hui les transmettre autrement que par l’écriture.

En brousse, certes, on continue de les transmettre par oral aux petits enfants. Mais Tonisoa a été scolarisé et a vécu en ville, à Tuléar. Il n’y a pas perdu ses repères, car il a continué de recevoir l’éducation traditionnelle pendant toutes les vacances scolaires qu’il passait en brousse. Maintenant qu’il habite définitivement la ville, il ne peut plus transmettre de la même façon ; les conditions ne sont plus réunies pour cela, le contexte de la grande ville est trop différent ; il n’a plus à se « battre en paroles sous le tamarinier avec les autres enfants » ; les soirées sont occupées par le bruit et les images de la radio, de la télévision, des vidéos. Il a donc trouvé la solution de transcrire ce qu’il a appris jadis par cœur. Alors se pose le problème de la langue.

Tonisoa a été scolarisé à Tuléar jusqu’en classe de 3ème, en français et en malgache, sous la Deuxième République. Qui plus est, un de ses frères aînés est enseignant en malgache au lycée et lui a transmis d’autres informations, venues de ses études universitaires, concernant les origines de la culture malgache. Tonisoa cherche à intégrer ce qu’il a reçu par l’école et par son frère, et à l’harmoniser ou, en tout cas, à faire la jonction avec ce qu’il a reçu de sa tradition orale qu’il veut cependant maintenir toute entière : il la complète et la réinterprète en partie.

Cet effort est sensible dans la langue utilisée : elle s’efforce d’abord d’être la langue de l’écriture, de l’imprimé, des livres et de l’école, en particulier dans les premiers paragraphes où il présente son récit et le but qu’il vise. Mais déjà, la prononciation locale s’impose à l’écriture : comment écrire Mahafaly quand on se sait et se dit Mahafale ? Et puis, puisqu’il s’agit d’un roi Andrianalimbe qui avait réjoui (nahafale) son peuple, Tonisoa passe insensiblement aux expressions locales qui caractérisent l’agir de ce roi : nitsara fiaro ny vahoaka niaraka taminy (« le peuple qui était avec lui était bien protégé »).

6 Et déjà, il s’agit de rencontres, non seulement des formes diverses de la langue, mais des peuples venus des différents continents, qui abordent à Madagascar, puisque ce roi était « blanc de peau (vazaha) » ─ fotsy hoditra (vazaha)  ─ et que « nul ne l’appelait gasy ». Bientôt, il s’agira de Basola, le grand ancêtre, le héros de cette histoire. Or Basola, lui aussi, est un Arabe, né dans l’Anosy, mais éduqué en Arabie et retourné en Arabie, qui a laissé en pays mahafaly un tombeau (fasan’i Basola) gardé par ses descendants jusqu’à ce jour. Issu des Zafiraminia et des Antemoro, Basola s’appelle aussi Rakanjobe (« Grande-Robe ») chez les Bara, car il porte le vêtement long des Arabes, et Rakoba (« Farine-blanche ») au Fiherena, car il a la peau blanche comme la farine ; mais le père de Tonisoa l’appelle Bassorah, puisqu’il portait, dit-on, le nom de sa ville d’origine, Bassorah, le grand port de l’Irak, devenu Basola en malgache… Entre temps, Basola avait épousé une fille de Portugais échoués à Fort-Dauphin ; plus tard, les ancêtres de Tonisoa s’installeront près d’Androka à Ampalaza, autrement dit « En-plage », puisque le lieu était occupé aussi par les Portugais… Que de rencontres, que de voyages, que d’histoires, dites, redites, réinterprétées…

7 L’argument irréfutable cependant, c’est la généalogie que Tonisoa récite et transcrit en double ligne, par son père et par sa mère, qui nous amène sur douze générations dans le xviie siècle en ces lieux où, précisément, Portugais et autres vazaha faisaient relâche et traitaient avec les Malgaches. Ici, la réinterprétation, ou les réinterprétations successives, concordent avec les données historiques.

8 Tonisoa reste à peu près dans la langue malgache standard tant qu’il se reporte aux traditions universitaires sur Raminia et Ramakararo, mais dès qu’il en vient à Basola, son grand-ancêtre, alors le parler mahafaly l’emporte largement, car, cette fois, il s’agit de l’oral reçu dans son enfance de son père Evitràñane, qui n’était pas lettré. L’allure générale du texte reste celui de la langue écrite ou scolaire (le malgache officiel ou standard), mais le vocabulaire mahafaly donne le ton, car il paraît impossible de transmettre autrement la tradition authentique. Le texte pourtant est accessible à tout Malgache un peu scolarisé ; il s’universalise sans perdre son caractère local. Le substrat mahafaly reste omniprésent. C’est donc un texte « en malgache de Tuléar », pourrait-on dire, comme un Betsileo urbanisé parle « le malgache de Fianarantsoa », qui est un compromis ─ faut-il dire un métissage ? ─ entre le substrat local et la langue dite officielle.

9 Dira-t-on que cette langue est « impropre » ? Ce serait oublier qu’elle est la seule propre à transmettre une tradition locale authentique, ici mahafaly, dans les conditions urbaines actuelles, en respectant l’oralité originelle, mais avec la capacité de la faire passer à l’universel sans perdre sa substance. La communication réalisée au mieux des conditions locales est un critère d’authenticité de la langue (à quoi sert une langue si ce n’est à communiquer ?), même si elle ne répond pas aux normes académiques.

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