Sénégal : le Conseil constitutionnel plonge le pays dans l’inconnu en annulant le report de l’élection présidentielle

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Le président sénégalais, Macky Sall, à Dakar, le 9 février 2024. SYLVAIN CHERKAOUI / AP

L’instance a déclaré « contraire à la Constitution » la loi repoussant de dix mois le scrutin qui devait se tenir le 25 février et le maintien du président Macky Sall à son poste au-delà du terme de son mandat.

La décision est un désaveu cinglant pour le pouvoir sénégalais. Le Conseil constitutionnel a invalidé, jeudi 15 février, le report au 15 décembre de l’élection présidentielle, plongeant un peu plus le pays dans l’incertitude. Saisis par plusieurs membres de l’opposition et une dizaine de candidats à la magistrature suprême, l’instance a déclaré « contraire à la Constitution » la loi repoussant de dix mois le scrutin qui devait se tenir le 25 février et le maintien du président Macky Sall à son poste au-delà du terme de son mandat.

Bien qu’elle abroge également le décret présidentiel qui, de facto, modifiait le calendrier électoral, l’instance ne fixe pas de nouvelle date pour le scrutin. Compte tenu du retard pris par le processus, elle se borne à constater « l’impossibilité d’organiser l’élection présidentielle à la date initialement prévue » du 25 février et « invite les autorités compétentes à la tenir dans les meilleurs délais ».

Annoncée par le président Macky Sall le 3 février et entérinée deux jours plus tard par les députés lors d’une séance agitée lors de laquelle les élus de l’opposition ont été expulsés de l’Assemblée nationale, la décision de reporter l’élection a créé un séisme politique dans un pays où les échéances présidentielles avaient toujours été respectées depuis l’indépendance.

 

« Organiser les élections dans les meilleurs délais »

Saisi par des opposants qui considéraient ce décalage de calendrier inconstitutionnel, le Conseil constitutionnel était particulièrement attendu même si le chef de l’Etat sénégalais ne s’est pas engagé à suivre son avis. « Lorsque la décision sera prise, je pourrai dire ce que je ferai », a-t-il déclaré, le 9 février, à l’agence Associated Press. Plusieurs responsables de la mouvance présidentielle jugent en effet que les membres du Conseil n’ont pas autorité à contrôler une loi constitutionnelle. Une interprétation que les sept sages ont battue en brèche, s’estimant « compétents » pour se prononcer sur la légalité des textes.

Des juges soupçonnés de corruption

La juridiction se trouve néanmoins dans une position pour le moins inconfortable. Tenue à l’impartialité, elle est accusée d’avoir influencé le processus électoral. Deux des sept juges qui composent le Conseil ont été accusés de corruption par le Parti démocratique sénégalais (PDS), pour avoir éliminé son candidat, Karim Wade, le fils de l’ancien président Abdoulaye Wade (2000-2012), de la course à la présidentielle. Ce dernier avait été disqualifié pour n’avoir pas renoncé à temps à sa nationalité française, la Constitution exigeant que tout prétendant à la magistrature suprême soit exclusivement Sénégalais.

Le PDS avait alors obtenu la formation d’une commission d’enquête à l’Assemblée nationale, accusant Amadou Ba, le premier ministre, candidat de la mouvance à la présidentielle, d’avoir « utilisé son pouvoir pour manipuler l’élection et éliminer des candidats ».

« La preuve que nous sommes dans un Etat de droit »

« Le Conseil constitutionnel n’avait pas d’autre choix pour laver son honneur, a réagi Thierno Alassane Sall, un député de l’opposition. Karim Wade a été sorti du jeu pour un parjure [sur sa nationalité française] et c’est son parti qui accuse les juges de corruption ? C’était une situation ubuesque. »

Le PDS, de son côté, n’a pas voulu répondre aux questions du Monde. « Au moins, nous avons la preuve que nous sommes dans un Etat de droit. Plus personne n’osera remettre en question l’indépendance de la justice », se félicite pour sa part une source présidentielle.

La décision du Conseil constitutionnel remet en cause les négociations initiée ces derniers jours grâce à l’entremise de plusieurs médiateurs, chargés de rapprocher Macky Sall et l’ex-Pastef (Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité), le parti d’Ousmane Sonko, qui a été dissous en juillet 2023.

Médiations pour une sortie de crise

Trois points majeurs sont au cœur des discussions : la participation des cadres de l’opposition au dialogue national voulu par le chef de l’Etat, la date de l’élection présidentielle, et celle du retrait de Macky Sall, dont le mandat doit s’achever le 2 avril, de la présidence de la République.

Quelques heures avant la publication de la décision du Conseil constitutionnel, plusieurs détenus dits politiques ont commencé à être libérés au compte-goutte. Parmi eux, des figures de l’opposition comme Aliou Sané, du mouvement Y’en a marre et coordonnateur de la plate-forme de la société civile F24.

« Tous mes clients ont bénéficié d’une mise en liberté provisoire d’office sur initiative du procureur de la République », assure Me Moussa Sarr. L’avocat ajoute que les procédures judiciaires vont tout de même suivre leur cours. « La libération des détenus est une décision unilatérale qui n’est pas le résultat de négociations », affirme, catégorique, Amadou Ba, de l’ex-Pastef. Pour l’heure, aucun des deux détenus politiques les plus célèbres du pays, Ousmane Sonko et son bras droit, Bassirou Diomaye Faye, n’avaient été libérés. Ces derniers jours, l’éventualité d’une amnistie les concernant était sur la table.

« Tout cela pour ça ! », déplore un diplomate occidental, qui explique que les Occidentaux étaient unis pour tenter de convaincre Macky Sall de quitter le pouvoir avant la date du 2 avril. « Nous avions des moyens de pression. Macky Sall a à cœur de partir avec la réputation d’un grand homme. Il ambitionne d’occuper le siège de l’Afrique au G20 et même un jour d’être secrétaire général de l’ONU. S’il se maintient au pouvoir, tout cela sera inenvisageable », explique-t-il.

Le pouvoir sénégalais « navigue à vue »

La communauté internationale a fait part de son inquiétude face à la détérioration de la situation au Sénégal. Le report de la présidentielle « ne peut être considéré comme légitime », a notamment réagi le département d’Etat américain dans un communiqué le 8 février. Assurant que la décision de repousser le scrutin « n’était pas préméditée », une source diplomatique regrette que le pouvoir sénégalais « navigue à vue ».

Désormais, l’élection va-t-elle pouvoir se tenir le 25 février ? La décision des juges constitutionnels, si elle va dans le sens de l’opposition qui s’est battue contre le report de l’élection, ne s’accompagne pas d’un calendrier. Selon des observateurs internationaux, cela pourrait être envisageable d’un point de vue technique, car une grande partie du matériel électoral a été déployée. Mais politiquement, cela s’annonce bien plus compliqué d’autant que les candidats n’ont pu faire campagne.

« Malheureusement, le Conseil n’a pas fixé la date de la nouvelle élection, laissant la prérogative aux autorités. Mais cela ne signifie pas un blanc seing à Macky Sall : le scrutin doit être organisé dans les meilleurs délais. En aucun cas il peut aller au-delà du 2 avril qui marque la fin de son mandat », prévient Amadou Ba, cadre de l’ex-Pastef.

Du côté du gouvernement, le ministre Seydou Gueye, également porte-parole du parti présidentiel prévient pourtant « qu’il y a de fortes chances de ne pas pouvoir tenir les élections avant le 2 avril ». « Le Conseil constitutionnel ne fait pas d’injonction. C’est au pouvoir exécutif de trouver une date consensuelle », estime-t-il. Alors que le pays s’enfonce dans l’incertitude, les yeux sont à nouveau rivés sur le président Macky Sall.

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